(Ou les raisons de l’échec annoncé du mouvement social)
Depuis plus de deux mois, un mouvement de la société civile s’est manifesté au Liban, déclenché par la crise menaçante des déchets, traversant les communautés. Il a investi en masse l’espace public (29 août) réclamant pour les Libanais, au nom des droits de l’Homme et du citoyen, une certaine dignité. Quelques jours après, un mouvement civil s’est manifesté à travers l’Europe, notamment après la publication de la photo intolérable du petit enfant noyé de 3 ans, échoué sur une plage. Le mouvement réclamait de recevoir les migrants et de les encadrer au nom des mêmes principes universels des droits de l’Homme.
Dans le premier cas, c’était un début de révolte populaire (révolution française, déclaration de 1789). Dans le deuxième cas, c’était le souvenir traumatisant de la seconde guerre mondiale (déclaration des Nations Unies de 1948).
Dans les deux cas, c’était un élan émotionnel légitime : de colère, d’indignation (Liban), de générosité et de solidarité (Europe) qui essayait d’alerter les élites politiques et de réclamer des mesures adaptées à des temps de grandes crises.
Au Liban, les discours électoralistes communautaires ont vite repris le dessus. Certains partis politiques, à défaut de récupérer le mouvement civil, ont déployé leurs forces pour occuper à leur tour l’espace symbolique du centre ville. Cette tentative de mobilisation, qui se voulait comparable au mouvement civil, visait en fait à le marginaliser. Un parti politique est à la base plus structuré, plus hiérarchisé et dispose de moyens déjà établis et rodés. Ce qui semblait alors être un mouvement de révolte, contre tout le système politique dans son ensemble, a été repris par un parti qui, tout en ayant participé largement durant 10 ans à l’exercice du pouvoir tant législatif qu’exécutif, se présentait paradoxalement comme un parti d’opposition. Il n’y a qu’au Liban que les plus archaïques se prétendent réformateurs, les plus féodaux sont progressistes, les plus patriarcaux sont démocrates, les plus corrompus prêchent la vertu (toutes communautés confondues). Au Liban, la culture du compromis personnel à tout prix finit par ôter toute possibilité, de demander des comptes ou même de faire son autocritique. Tout passe par les pertes et profits, ce qui prive le pays d’une véritable base rationnelle ainsi qu’il peut pervertir l’exercice naturel et régulateur des institutions, soumises au narcissisme et au nombrilisme des dirigeants communautaires. Tant que ma communauté me plébiscite, même par un discours populiste et manipulateur, j’occupe le terrain et personne ne peut m’en déloger même si je crée le vide ou le chaos (valable pour tous les leaders communautaires depuis plusieurs décennies, actuels et passés). Il faut juste que je sache communiquer avec l’inconscient collectif et jouer sur l’identification, à travers les frustrations et le désarroi. En somme, le mouvement civil transcommunautaire et apolitique a été stoppé dans son élan. D’un côté, il a débordé rapidement car il n’a pas de discours structuré ni de cadres référentiels et, d’autre part, il est facilement submergé ou déclassé par des partis politiques communautaires qui sont en même temps au pouvoir et dans l’opposition. Le mouvement civil dans un pays démocratique aurait dû influer sur l’alternance au pouvoir et se traduire lors des différentes élections. Or, même d’éventuelles élections au Liban ne peuvent porter au pouvoir un mouvement civil dans un système confessionnel (ce seront les mêmes ou leurs semblables qui seront élus). Il n’y a finalement de légitimité que pour les représentants communautaires. Le système communautaire est lui-même détourné de sa finalité initiale. Au lieu d’accorder des garanties aux minorités et d’assurer la participation de tous à l’exercice du pouvoir, il devient un instrument pour des ambitions personnelles, familiales et communautaires, au détriment des institutions et de l’intérêt national. Le système alors n’obéit plus à la raison d’être qui l’a produit et à la philosophie qui le guide mais devient dysfonctionnel et bloqué de l’intérieur. La démocratie au Liban est un second choix, une option et non une obligation institutionnelle. Mais peut-on changer le système de quotas au Liban si nous n’avons pas le sentiment d’appartenance à une entité nationale ?
En Europe, lors de l’arrivée en masse des migrants, nous avons également observé le décalage entre l’ancienne Europe (Italie, Grande Bretagne, France et surtout Allemagne qui vit une période de relative croissance, a des besoins de main d’œuvre et souffre de vieillissement de la population) et la nouvelle Europe (notamment les pays d’Europe centrale et de l’Est qui craignent d’être submergés économiquement et démographiquement).Dans un premier temps, la société civile et l’opinion publique ont imposé aux décideurs politiques, pour des raisons humanitaires et identitaires, une relative ouverture. Mais vite, il y a eu un débordement et une saturation, qui ont entraîné l’érection d’un nouveau mur en Hongrie (pays où la barrière idéologique et matérielle avait cédé en premier, il y a un quart de siècle) et une suspension ou un retour provisoire des frontières au sein de l’espace Schengen, en attendant que les membres de l’Union Européenne acceptent le principe hypothétique et aléatoire des quotas. Les décideurs politiques ont dû faire marche arrière et même volteface. À commencer par l’Allemagne-Eldorado qui s’était montrée très généreuse et accueillante mais réalisait les limites de ses capacités d’accueil. En comparaison, Le Liban, au bord du gouffre et du vide institutionnel, n’a pas hésité à recevoir un nombre de déplacés de la Syrie voisine, correspondant au quart sinon au tiers de sa population. Sa composition multiculturelle a facilité cet accueil. Le processus d’identification (comme pour les Palestiniens ou les Arméniens dans le passé) est un processus culturel complexe (religion, race, langue, mœurs).
Dans les deux cas, autant au Liban qu’en Europe, les crises successives révèlent une crise identitaire qui s’accentue de plus en plus et que, ni la société civile, ni le système politique, ne parviennent à réguler et à gérer. On peut subjectivement s’identifier et éprouver ponctuellement une empathie envers ses semblables mais on doit recadrer la violence émotionnelle dans la réalité du quotidien (celle de l’autorité responsable et celle de l’opinion publique bouleversée ou en colère). La société civile a été remarquable, voire héroïque tant en Europe qu’au Liban (même si c’est sur des modes différents) et a tenté d’exprimer des revendications légitimes, humanistes et universels. Toutefois elle s’est heurtée, dans les deux cas, aux réalités politiques, économiques (fluctuantes) et surtout culturelles (plus structurelles et donc irréversibles).
Le Liban est, depuis sa déclaration en 1920, une entité multiculturelle ambivalente, parfois érigée en idéal, parfois décriée en anti modèle, et assortie d’un système politique hybride qui peut pousser à la résolution de conflits ou à leurs reproductions systématiques. L’Union Européenne est aujourd’hui une entité multiculturelle ambivalente dont les institutions continuent à osciller entre la souveraineté des États (fédération des Nations) et un projet de structure supra-étatique qui ne parvient pas à se mettre en place (car le sentiment d’appartenance transnational manque encore). Le socle de tout système politique et économique est l’identité culturelle qui n’est pas statique ni définitive mais repose sur la négociation positive et continue au sein d’une grille identitaire fixe (paramètres d’Hérodote). C’est une question d’anthropologie politique. Cette grille doit toujours être réactualisée, compensée et ajustée. Pour exister, il faudrait s’incarner. Ce qui signifie qu’à partir de données matérielles précises, il faudrait pouvoir œuvrer vers une finalité : respecter les spécificités culturelles structurantes et tendre, autant que faire se peut, vers la reconnaissance de ses propres limites, vers une forme humaniste d’utopie et d’universalité.
Bahjat Rizk
Forum des Experts Libanais
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